"J'abordai un jour la côte occidentale, racontait jadis un voyageur sentimental, là où l'île fait face au noir contrefort d'Albermarle. Je marchai sous des boqueteaux. Ici, point d'arbres de haut fût comme les palmiers, les orangers ou les pêchers, non, mais des arbres qui, sans donner des fruits, n’en permettent pas moins de belles promenades après une longue traversée. Là, au fait de calmes clairières et sur mes sommets ombragés de pentes dominant le plus serein des paysages, sur quoi posa soudain mon regard, à votre avis ? Sur des sièges qui eussent fait le bonheur des brahmanes ou des présidents de ligues pour la paix. Beaux vestiges anciens et symétriques de canapés de pierre et de gazon, ils portaient toutes les marques du travail de l'homme et de l'âge : c'était à n'en pas douter l'&oeilig;uvre des boucaniers. Et l'on voyait encore une espèce de long sofa à bras et à dossier, un sofa où le poète Gray e&ugrvet aimé à s'allonger, son Crébillon [1] à la main."
"Malgré des séjours de plusieurs mois dans l'île, utilisée comme lieu d'entrepôt pour espars, voiles et tonneaux, les boucaniers, vraisemblablement, n'y bâtirent jamais de maison. Ils restaient à proximité de leur navire et, selon toute probabilité, dormaient à bord. Je signale le fait parce que je ne puis m'empêcher de penser qu'il est difficile d'imputer la fabrication de ces sièges romantiques à un autre mobile que le désir de paix et de pure camaraderie avec la nature. Il est vrai que les boucaniers perpétrèrent les plus grands outrages, et on ne peut nier que certains d'entre eux furent de francs égorgeurs, mais nous savons que çà et là, dans leurs rangs, surgissaient un Dampier [2], un Wafer, un Cowley et d'autres encore dont le plus grand crime étaient l'infortune du sort : des hommes que la persécution, l'adversité ou des torts secrets, irréparables, avaient éloignés de la société des chrétiens et jetés dans une solitude mélancolique ou dans les coupables aventures de la mer. Quoi qu'il en soit, aussi longtemps que ces sièges en ruine demeureront à Barrington, nous aurons des ces singuliers vestiges la preuve que tous les boucaniers n'étaient pas des monstres sans mélange."
"Mais, durant mon vagabondage sur l'île, je ne tardai pas à découvrir des indices qui, en revanche, répondaient aux traits farouches communément et assez justement attribuéé à la flibuste en général. Si j'étais tombé sur de vieilles voiles ou des cerceaux de tonneaux rouillés, j'aurais pensé tout simplement au charpentier et au tonnelier du navire. Mais je trouvai aussi, réduits à des maigres fils de rouille, des vieux coutelas et des dagues qui, sans doute aucun, s'étaient jadis fichés entre les côtes des Espagnols. C'étaient là les marques du tueur et du voleur, mais le noceur n'était pas en reste non plus. Au sommet de la grève, parmi les coquillages, gisaient çà et là des débris de cruches exactement semblables à celles qu'on utilise sur la côte espagnole pour conserver le vin et l'alcool de Pisco [3]."
"Un fragment de dague rouillée dans une main, et un éclat de cruche dans l'autre, je pris place sur le vert sofa en ruine dont j'ai parlé plus haut et me perdis bientôt en des longues et profondes réflexions sur ces mêmes boucaniers. &Eaccutetait-il possible qu'ils aient volé et tué un jour, bamboché le lendemain et choisi le repos le troisième jour en s'improvisant à la fois philosophes méditatifs, poètes bucoliques et constructeurs de sièges ? Après tout, cela n'avait rien d'invraisemblable. Compte tenu des vacillations de l'âme humaine. Mais, aussi étrange que cela puisse paraître, je m'en tiendrai à la pensée la plus charitable : à savoir que parmi ces aventuriers se trouvaient quelques âmes bien nées, de bonne compagnie, authentiquement vouées à la tranquillité et à la vertu."
Herman Melville, Les Îles enchantées in Bartleby, Les Îles enchantées, Le Campanile, trad. Michèle Causse, Paris, Flammarion, 2012, p. 96-98.
[1] Claude Prosper Jolyot de Crébillon (1707-1777), fils de dramaturge, et presque contemporain de Thomas Gray. Auteur de contes spirituel et licencieux : Les Égarements du cœur et de l'esprit et Le Sopha .
[2] William Dampier (mort en 1715), boucanier de la côte ouest de l'Amérique espagnole et des Philippines. Il publia A New Voyage Round the World (1697) et Voyages and Descriptions (1699). Devenu officier de marine, il dirigea une expédition en Australie et en Nouvelle-Guinée. Wafer accompagna Dampier dans plusieurs expéditions.
[3] Pisco est un port péruvien célèbre pour son alcool, dont on fait à l'heure actuelle de délicieux cocktails.