Prenez vingt-cinq tas de cendre dispersés çà et là sur un terrain vague de banlieue ; faites un effort d'imagination pour donner &aghrave certains la majesté des montagnes et voir dans le terrain une étendue marine : vous aurez alors une idée juste de l'aspect génvral des Encantadas ou îles enchantées. Ce n'est pas tant un archipel d'îles que de volcans éteints ; une image du monde tel qu'il apparaîtrait apràs une conflagration punitive.
Il est douteux qu'aucun lieu de la terre puisse atteindre au degré de désolation de cet archipel. Les cimetières désaffectés de longue date, les cités tombant peu à peu en ruine offrent, certes, un spectacle des plus mélancoliques mais, lieux autrefois liés à l'humanité, ils ne laissent pas d'éveiller en nous quelques pensées de sympathie, aussi tristes soient-elles. Ainsi, la mer Morte elle-même, au-delà des émotions qu’elle peut parfois inspirer, ne manque pas de toucher chez le pèlerin quelques-unes de ses cordes les plus sensibles.
De même pour la solitude : les grandes forêts du nord, les vastes étendues d'eau ignorées des navigateurs, les champs de glace du Groenland sont, aux yeux de l'observateur humain, l'exemple du plus profond des isolements ; cependant, la magie de leurs marées et leurs saisons changeantes atténue la terreur qu'ils instillent : en effet, privées de visites humaines, ces forêts n'en sont pas moins visitées par le mois de mai ; les mers les plus reculées, à l’instar du lac Érié, reflètent les mêmes étoiles familières, et dans l'air limpide d'une belle journée polaire, la glace irisée et bleutée brille comme de la malachite.
Mais la malédiction des Encantadas, pourrait-on dire, celle qui excède la désolation même d’Idumée [1] et du Pôle, c'est de n'être jamais touchées par aucun changement : ni saisons ni peines ne les affectent. Coupées par l'équateur, elles ne connaissent ni l'automne ni le printemps ; déjà réduites en cendres, la ruine même ne peut les atteindre.

Herman Melville, Les Îles enchantées in Bartleby, Les Îles enchantées, Le Campanile, trad. Michèle Causse, Paris, Flammarion, 2012, p. 66-67.

[1] Idumée : désert montagneux qui s'étend du sud de la mer Morte au golfe d'Aquaba, où errèrent les Israélites.