Un jour, à la fin de la période où Ana Dolores s'occupa d'elle, elles allèrent se promener dans le petit jardin botanique situé à quelques pâtés de maisons de la rue Bamagio, au pied de la colline où était en construction la nouvelle cathédrale, d'une blancheur éclatante. Elles se protégeaient toutes les deux du soleil sous des ombrelles. Il faisait très chaud, et elles cherchaient le frais dans les ombrages du parc. Des pancartes fixées aux grilles d'entrée annonçaient que les bancs étaient réservés aux Blancs. Le texte était écrit en termes si menaçants que les Noirs, même s'ils en avaient le droit, hésitaient à venir se promener dans les allées sablonneuses. Il n'y avait pour l'heure que des jardiniers torse nu occupés à arracher les mauvaises herbes, prêts à tout moment à voir des serpents venimeux surgir de sous les feuilles mortes.
Nombre de bancs étaient occupés, cet apràs-midi-là. Au parc se retrouvaient des fonctionnaires de diverses administrations coloniales, des mères avec leurs filles qui sautaient à la corde et leurs garçons qui couraient apràs des cerceaux.
Ana Dolores s'arrêta soudain. Devant elle, un vieil homme noir dormait, assis sur un banc. Hanna eut le temps de voir la colère sur son visage avant qu'elle lui touche l'épaule. Il se réveilla lentement, regarda les deux femmes d'un air interloqué et s'apprêta à se rendormir.
Hanna avait déjà vu un vieil homme ouvrir les yeux avec cette lenteur : quand avec Jukka elle avait trouvé, à l'adresse de son oncle, ce vieillard couché dans son lit sale. De la même façon, ce vieux Noir savait à peine où il était. Il semblait affamé, maigre, au bord de la déshydratation. Sa peau se tendait sur ses pommettes. Avant que Hanna ait le temps de réagir, Ana Dolores attrapa l'homme, le secoua comme un pantin désarticulé et l'envoya d'une puissante gifle rouler dans un massif de rhododendrons en fleur. Il resta étendu là tandis qu'Ana Dolores essuyait le banc avec un mouchoir, avant de faire signe à Hanna de s'asseoir.
Un bref instant, tout séétait arrêté dans le parc. Les cerceaux avaient cessé de rouler, les dames sur les bancs s'étaient tues, les jardiniers à moitié nus, courbé dans les massifs, en sueur, ne bougeaient plus. Une fois tout revenu à la normale, Hanna se demanda si ce brusque silence avait été provoqué par ce qui venait d'avoir lieu ou par ce qui allait se passer.
Allait-il seulement se passer quelque chose ?
Hanna regarda à la dérobée Ana Dolores, qui s'éventait doucement d'une main en tenant son ombrelle de l'autre. Le vieil homme était toujours étalé dans les buissons en fleur. Il ne bougeait pas.
Je ne comprends pas, pensa-t-elle. Derrière le banc où je suis assise, un vieil homme est à terre et personne ne fait rien pour lui. Moi non plus.
Combien de temps étaient-elles restées sur ce banc, elle l'ignorait. Mais quand Ana Dolores estima le moment venu de regagner O Paraiso, le vieil homme avait disparu. Peut-être avaient-il rampé sous les rhododendrons pour se cacher en compagnie des serpents que tous redoutaient.
Henning Mankell, Un paradis trompeur [2011], trad. Rémi Cassaigne, Paris, Points Seuil, 2013, p. 118-119.