Y a-t-il un rapport entre "sortir une chose de son contexte" et la beauté ?
Un tapis ou une dague suspendus au mur se muent subitement en œuvres d'art. Sortir un objet de son contexte pragmatique, c'est le sortir du système de nos besoins. Nous le contemplons alors en hommes libérés de tout besoin. Puisque nous ne le désirons plus, nous nous trouvons vis-à-vis de lui dans une attitude esthétique.
On perçoit aisément que le mot "choses" est particulièrement approprié pour parler des œuvres d'un sculpteur. Il y a deux raisons pour cela. L'œuvre du sculpteur, une fois achevée, est un objet massif à trois dimensions parmi d'autres objets, il réclame sa place dans le monde. Il y réclame sa place alors que l'œuvre du peintre n'est qu'une illusion, à deux dimensions, des trois dimensions de la rĂ©alité, n'occupe pas à proprement parler de place dans le monde réel à trois dimensions. En outre, le sculpteur est l'artiste qui isole. Alors que le peintre peut nous offrir un monde tout entier — un paysage, le portrait de gens parmi d'autres gens, la représentation de choses parmi d'autres choses —, le sculpteur, lui, extrait un objet — la plupart du temps, un corps humain — de l'univers des objets.
Cette observation semble vraie mais elle n'est pourtant qu'une demi-vérité. Jusqu'au dix-neuvième siècle, le sculpteur n'isolait que pour intégrer. Il était toujours le lieutenant de l'architecte. C'est l'architecte qui construisait des objets réels destinés à la société et jusqu'à cette époque, toutes les sculptures que nous connaissons ont été conçues en vu d'occuper une place bien définie dans l'ensemble d'une architecture et, ainsi, dans l'ensemble d'une société. Les bas-reliefs ont toujours été des éléments architecturaux ; les sculptures, à proprement parler, ont toujours été abritées dans des niches.
Faisons un saut à travers l'histoire jusqu'au dix-neuvième siècle, jusqu'au monde qui a suivi la révolution bourgeoise en France. Les deux groupes sociaux qui s'étaient au paravant distingués en faisant construire des bâtiments officiels et en commandant aux sculpteurs gloire et immortalité, à savoir L'Église et la Cour, avaient perdu beaucoup de leur importance. Quant à la glorification et l'immortalisation, ces deux moteurs de la sculpture, elles semblaient contredire les principes de la société bourgeoise. L'égalité de tous les hommes, même si elle n'avait de réalité qu'idéologique, n'autorisait pas les héros de marbre. Et il n'y avait pas de place dans le foyer d'un bourgeois pour ériger un monument.

Günther Anders, Sculpture sans abri, Étude sur Rodin [1947], trad. Christophe David, Paris, Éditions fario, 2013, p. 16-18.