Dans la vie ordinaire, nous sommes sans cesse contraints et réduits à des jugements de ce type. Nous sommes avant tout contraints de façon physique et acoustique par les mots eux-mêmes ; tel "amoureux", prononcé sur un ton faussement badin, comme pour mieux suggérer l'évidence de ce jugement. Le problème, c'est bien la force des mots qui porte cette évidence, leur souffle clair, leur lumière éclatante. Être amoureux, ce serait la facilité. Pourquoi s'en priver ? Il faut être amoureux, et foncer. Il ne faut pas se poser de questions. La vie sociale n'est pas et n'a jamais été vouée au questionnement. Elle doit être une forme aboutie de communication, par définition optimiste et constructiviste. Tout questionnement visant comme ici à repenser les critères de cette communication expose celui qui s'y prête à un risque de rupture. Pour y remédier, le locuteur évalue lui-même, en répétant son intervention, ce que les autres, en société, trouveront d'anormal à ce comportement alternatif. Une fois admis que la contemplation d'une familiarité rompue ne peut se traduire dans l'évidence a priori du langage social, une fois admis qu'elle est sans mot, sans voix, sans clarté, sans outil adéquat — une exigence extraordinaire en somme — dans quelle mesure suis-je prêt à sacrifier la communication, c'est-à-dire le mot "amoureux", pour tenter autre chose ? Dans quelle mesure suis-je prêt à mettre &grave l'épreuve ma santé mentale en public ?

Éric Chauvier, Anthropologie, Paris, Allia, 2006,, p. 129-131.