Une seule fois, je les ai prononcés, ces deux mots-là, une fois pour toutes, quand je lui ai raconté l'épisode de la route, mon croisement avec elle, dans sa voiture à lui : Tu l'as vue ? me dit-il. Oh, tu sais, lui dis-je, je n'ai pas vu grand-chose, je n'ai pas eu le temps, j'ai juste vu un visage rouge, et ça a dû le frapper, je suppose, car, à partir de ce jour-là, il ne cessa pas de ressasser ça.

Et chaque fois qu'il les murmurait, ces deux mots-là, "visage rouge", moi, c'était plus fort que moi, ça ne se commande pas, je pensais à "Nuage rouge", un grand chef indien, d'une grande tribu indienne, entre autres, je pensais à leurs guerres, je pensais qu'il se massacraient bien avant que les Blancs ne s'en mêlent, alors, pour le distraire, j'ai fini par le lui dire, et par lui raconter que moi quand j'étais môme j'étais plutôt du côté des "tuniques bleues", et que, les lendemains de cinéma, j'organisais des charges de cavalerie dans la cour de l'école pendant que les filles sautaient à la corde.

Christian Gailly, Nuage rouge [2000], Paris, Les éditions de Minuit, 2007, p. 71.